Bernard Bouheret, directeur de l’Ecole de Shiatsu Thérapeutique de Paris

Interview – Sceaux, février 2022

Bernard peux-tu me parler du rythme et du tempo qui sont des aspects importants du shiatsu que tu m’as transmis dans ton enseignement et qui lui sont assez propres me semble-t-il ?

C’est bien que tu me parles de ça, c’est quelque chose qu’on vient de voir dans notre stage de shiatsu à Bruxelles et un point sur lequel on a beaucoup insisté et qu’on a appelé le « shiatsu des cinq mouvements ».

Quand Mozart, comme tous les grands compositeurs bien évidemment, a voulu éveiller des émotions dans le cœur de ceux qui écoutaient sa musique, il a pensé à des mélodies mais aussi à des rythmes. J’ai toujours ressenti ça dans ma pratique du shiatsu : c’est ainsi que je le transmets parce que je l’ai réellement entendu ce rythme, dans ma pratique ! Quand j’ai appris le shiatsu tout jeune, je faisais beaucoup de musique. A Montpellier, je vivais avec des musiciens, notamment avec des professionnels de jazz qui m’ont fait remarquer que quand je leur donnais un shiatsu, c’était extrêmement musical !

Ensuite, idem, quand je suis arrivé à Paris, j’ai pris des cours de chant lyrique ; je me souviens d’une professeure, Madame Berthe Kal – aujourd’hui décédée – qui me disait : « Bernard, quand vous pratiquez, c’est rythmé, vous faites des phrases musicales comme un musicien. ».  C’était sûrement vrai, ça faisait plusieurs fois qu’on me le disait.

A partir de là, j’ai littéralement entendu ce que ces musiciens entendaient, et je me suis mis à reproduire le shiatsu en phrases musicales, et notamment en triolet de croches : un-deux-trois, un-deux-trois… Donc il y avait à chaque pression une pulsation, une pulsion, exactement comme on le demande à un violoniste, à un pianiste : que chaque note soit détachée d’une autre, et que chaque note reçoive une impulsion qui lui est propre. Le violoniste connaît bien ça, à chacun de ses coups d’archet, pour que ça soit mélodieux, legato comme on dit, etc.

J’ai en effet bâti tout mon shiatsu là-dessus, sans même m’en apercevoir. Au fil du temps, c’est en quelque sorte devenu comme une carte de visite, un style, très apprécié de tous les artistes : danseurs, musiciens, et même comédiens ! Parce que c’est pareil, pour bien déclamer un texte, il y a une mélodie, une prosodie, une respiration, une scansion comme on dit en littérature. Donc c’est quelque chose qu’on retrouve dans tous les arts, quels qu’ils soient.

C’est quelque chose que j’ai bâti et que je transmets quand j’enseigne. Je suis d’ailleurs assez étonné qu’il n’y ait pas cette attention dans les autres écoles de shiatsu, parce que ça donne au shiatsu une très grande qualité vibratoire, comme un musicien qui soutient son morceau par le rythme.Ça protège par ailleurs le praticien de la fatigue, parce qu’on a l’impression de surfer sur cette musique qui vous emporte ! Et ça procure à celui qui le reçoit une intensité de soin, une joie, un élan pour retrouver la vie dans le corps et dans l’esprit.

C’est structurant, aussi.

Absolument, car dans le corps tout est rythme : le cœur, la respiration, les sécrétions, le sommeil. On n’entend pas le bruit des électrons qui tournent autour du noyau mais ça tourne !  Tout est musique, tout est rythme !

Quand je te voyais nous enseigner ou quand tu me donnes un shiatsu, j’ai souvent eu la sensation que tu accordes un instrument.

Exactement. Beaucoup de musiciens le ressentent. Et quand je leur donne un shiatsu, je suis encore plus attentif à ça. Mon amie Marielle Nordmann, grande harpiste, qui m’a invitée à ses concerts et que j’ai invitée à mes cours notamment de qi gong m’a dit à quel point j’utilise exactement les mêmes mots que les enseignants en musique. Ce qui veut dire que là, on touche à quelque chose de plus grand que le shiatsu, on touche à quelque chose d’universel. Ce n’est en rien une décision mentale de ma part : en réalité, j’entends la musique quand je soigne ! Un corps duquel n’émane aucun rythme est un corps malade !

Et quand on donne un cours, on est comme un chef orchestre, on est obligé d’être attentif au rythme. Même seul sur mon futon j’entends la musique à l’intérieur, j’entends le tempo. J’entends comme une houle, dans laquelle je me fonds. Une houle immense, cosmique, je pense. C’est sûrement ça qu’ont entendu les vieux sages taoïstes : ils travaillaient avec les étoiles la nuit, avec la planète. C’étaient des sages, des mystiques qui entendaient cette musique, des paysans devenus savants.

Un de mes cours favoris a été celui où tu as battu le rythme de tes mains, puissamment, comme avec un métronome, parce que tu nous trouvais un peu mous et décousus ce jour-là !

Je m’en souviens, et ça me rappelle les randori  au judo quand j’avais 12 ans à Montpellier : on essayait de passer une prise – tada-dam !  tada-dam ! tada-dam ! – tandis que notre professeur rythmait tout de ses mains. Il y avait là quelque chose d’extatique dans la répétition, on se perdait pour mieux se trouver et pour qu’une force pus grande vienne à nous ! On devenait saoul tout en restant debout.

Ça vaut dix mille mots…

Mes cours de judo quand j’avais 10-12 ans m’apportaient une joie qui est peut-être celle des soufis dans leur danse des derviches. Ce rythme apporte une unité, en réalité. Quand tout le monde est pris par le même rythme, alors il n’y a qu’un seul cœur ! Et on sent la joie d’être en vie. En Afrique, on plante, on sarcle, on marche, on porte, on fait tout en rythme.

Un jour pendant un qi gong en faisant le 17è mouvement d’une série de 18 -1,2,3…-  à St Jacut de la Mer, des mésanges se sont mises à chanter dans le même rythme, c’était incroyable – 1, 2, 3…Et Marielle était là qui jubilait de ce rythme concerté. Idem au bord de la mer, en faisant notre qi gong, nos mouvements ont fusionné avec le tempo des vagues. On s’ouvre à plus grand que soi. Cette fusion permet au « petit homme » de devenir le « grand homme » comme le dit Lao Tseu, de trouver l’unité, de se fondre dans l’univers tout entier.

C’est ce qu’on cherche en shiatsu : quand quelqu’un est malade, c’est qu’il a perdu le rythme. Son cœur ne bat plus la joie de vivre. S’il y a anxiété , peur ou rumination, la respiration est perturbée. Toutes les émotions perturbatrices parasitent le rythme naturel de la vie.

Toi qui pratiques le shiatsu depuis 40 ans est-ce que tu dirais qu’internet a modifié nos rythmes ?

Absolument ! Internet a accéléré les rythmes, à la façon d’un rythme mécanique. Alors qu’un rythme naturel, le chant d’un oiseau par exemple, ne t’énervera jamais, parce qu’il n’est jamais réellement répétitif. Un son artificiel répétitif, lui, est très fatigant, parce qu’il ne comporte ni vie, ni ondes. La civilisation mécanique des bruits et internet bien évidemment comportent une sorte de frénésie, de tension, qui montent le souffle vers le haut,  oppressent la sphère cœur-poumons et tendent la respiration.

D’où la flambée de burn-outs de maladies cardio-vasculaires, d’AVC : ce sont des maladies du rythme. On est happés par la vitesse ce qui épuise notre système nerveux et peut créer des maladies du sang car le rythme naturel de la vie est entravé.

Il y a un livre de Qi Gong qui s’appelle La Mélodie de la Vie, il dit bien ce que veut atteindre la discipline. Après un bon shiatsu, tout comme après un bon qi gong, tous les rythmes du corps sont accordés, ainsi que les fréquences cardio-pulmonaires.

Tu imagines si en entreprise on démarrait notre journée comme pendant tes stages avec 10 minutes de battements du rythme tous ensemble ?

Ce serait génial. Ça créerait de la joie, ça rassemblerait les gens.

Je vais te raconter une histoire de ma famille : un de mes arrières-grand-père du midi, né à Sommières vers 1882 et qui avait été premier ouvrier-joaillier de France avait raconté à mon père que dans les ateliers de joaillerie de Nice – il était Niçois – on entendait le rythme tic-tic-tic tic-tic-tic des petits marteaux de joaillier. Quand le premier commençait, les autres se mettaient à chanter ! Tout l’atelier chantait ! Personne ne gagnait beaucoup d’argent mais il y avait une véritable communauté autour du son de ce petit marteau.

Puis mon arrière-grand-père y est retourné entre les deux guerres je crois, ou juste après, et là, plus personne ne chantait, plus personne ne battait le rythme en attendant les autres : il y avait la radio. Ça l’a rendu très triste : ce monde-là était perdu. Quand mon père me l’a raconté ça m’a également rendu triste ! Qu’est-ce qu’on a perdu là ? Aujourd’hui tous derrière notre ordinateur, sommes-nous heureux ?

C’est ce que recherchent les supporters de foot aujourd’hui : chanter ensemble et retrouver cette liesse. Les hymnes nationaux donnent des frissons pour la même raison qu’une unité est créée. Le rythme du shiatsu, lui, crée une sorte de mantra.

 D’où le succès de la Kundalini aujourd’hui, et des mantras.

Oui on en a besoin. Et quand on a ce rythme à l’intérieur de soi, c’est très puissant. Ça fait vibrer tes cellules et une transformation est possible, un changement d’état impossible à atteindre avec le seul mental.

En musicothérapie, aux Etats-Unis, des expériences montrent que les sons agissent sur la cellule et sur la cellule malade. L’action de la vibration et du rythme du shiatsu pourrait-elle se comparer à l’action de la note de musique ?

Oui, c’est exactement ça : tout est vibration, le son, le toucher, les couleurs. Même les odeurs sont des vibrations parfumées. Toute rencontre crée une vibration : ma vibration touche ta vibration, mon corps sent ton corps, et tout cela se passe au-delà du corps en réalité. Le corps est maintenu en cohésion grâce à une fréquence vibratoire qu’on appelle la Vie.

Tiens, hier au stage de Bruxelles, en travaillant sur la zone cœur-poumons d’une personne, j’ai traversé une zone de tristesse, et il a fallu que ma propre poitrine se dilate pour laisser passer ce nuage de tristesse, donc tout est vibration. La personne et moi-même ne faisions qu’UN.

On appelle ça la syntonie. Les anglais appellent ça « one Boss » : quand tout obéit à un seul maître. En fait, c’est ça le but du shiatsu : rendre à tous les organes leur pouvoir respectif. Comme le dit la médecine chinoise, chaque organe possède son trône à une saison particulière. On remet cet ensemble en harmonie et on a là comme une symphonie concertée : chacun joue son instrument, mais il y a alors une harmonie de tous les organes.

 Si on ne perd pas ça on ne tombera jamais malade, en tout cas pas gravement malade ! C’est peut-être prétentieux de ma part, mais j’ai le sentiment que si je continue avec cette vibration intérieure de paix et de joie, si je ne m’enflamme pas, je ne serai jamais gravement malade. Je laisserai cette vie couler moi, comme l’eau qui court et qui jamais ne croupit.

Si je reste dans ce grand Tout immense, équilibré, ça forme un contenant dans lequel la maladie – qui est une vibration basse – ne peut pas entrer. Quand on demeure dans une haute vibration de vie, la maladie grave ne vient pas, le burn-out, l’AVC, le cancer, le diabète ne s’installent pas… Je ne pense pas, du moins. Si la maladie tape à la porte, elle est éjectée par la force et le rythme de la haute vibration.

Cette vibration basse favorisant la survenue d’une maladie grave a été décrite par les Chinois : quand tu manges mal, quand tu gardes des émotions parasites en toi – plein de colère, de tristesse, de peur, quand tu es tendu, quand tu ne dors pas assez tu finis par tomber malade.

Quand on donne un shiatsu à quelqu’un sur le point de mourir, je t’assure qu’il meurt lumineux et heureux. Même des jeunes de 25 ans, qui quittent alors ce monde dans la joie.

Comme dit le sage Nisargadatta Maharaj: « Je suis venu au monde en pleurant, je partirai en riant ».

Peux-tu me parler du son, Bernard : celui du Tenugui (un bandana Japonais dont on recouvre le visage en shiatsu), celui des vêtements du receveur etc. 

Oui, on a aussi les chuintements de nos pas, de nos déplacements autour du receveur. Cela requiert de l’attention, de la présence.

Ça me fait penser à un très beau texte de la Bible, quand Elie dit que Dieu lui a parlé, mais que ce n’était pas un roulement de tambours, ni le son de cymbales ou de trompettes, mais un tout petit zéphyr qui venait à son oreille. C’est magnifique ! Il dit que la présence de Dieu c’est ça ! Non pas quelque chose de flamboyant, de bruyant mais une présence tout en finesse, en beauté, en délicatesse. Dieu est là où c’est délicat !

Donc en effet on a le son de l’habit du receveur : c’est bien pour ça qu’on ne travaille pas sur le corps nu, car on n’a pas de son. Le tissu crée un son, un son de glissement.  D’où l’intérêt aussi de tenugui dans de de beaux cotons qui créent ce son.  C’est ce que je dis dans les cours quand je demande le silence, je  demande d’écouter les sons du shiatsu. Le receveur lui aussi est emporté par ces sons : son mental est bercé par les rythmes du son et c’est là qu’il fusionne avec plus grand que lui.

Parce que le problème du mental c’est que si on le laisse exister tout seul alors il garde son propre rythme, et tire l’individu vers lui quand il n’est plus équilibré. Le mental fait alors sa loi : il durcit les choses, les cloisonne. Comme le dissident d’un orchestre. Alors qu’avec un bon shiatsu tout se rassemble, comme dans une grande musique.

Rumi le soufi dit si bien : « Cherche en toi le son qui jamais ne s’éteint. »

Les maîtres Taoïstes disent : « Le bruit du Qi, du Souffle, c’est comme un bourdonnement d’abeilles », comme un mantra, un mantra éternel, semblable au « Ôm » des yogis ou des Védantins. Une sorte de murmure éternel.

Pour ceux qui croient en Dieu : « Au début était le Verbe. Le Verbe s’est fait chair ». Il y a d’abord le son, qui permet que s’agglomèrent des choses autour de la vibration, créant alors la matière. Et la matière, c’est du son rendu visible.  Le corps c’est ça : du son rendu visible. La physique quantique dit que nous sommes de la « lumière congelée ».

Tout comme les anciens taoïstes c’est précisément ce que le shiatsu veut rendre : on impulse une mélodie et un rythme, qui forment une symphonie vibrant avec le monde et qui nous rend heureux ! Comme par hasard, les portes s’ouvrent alors, les décisions importantes se prennent, les anciens fardeaux tombent spontanément.

Car on n’est plus dissocié ! 

Exactement ! t c’est ce que j’essaie de transmettre : on ré-enchante le monde et la vie, au sens musical du terme. Un enchantement, au sens extatique et au sens musical. Du coup il t’arrive plein de synchronicités, d’opportunités, de choses incroyables. C’est MAGIQUE ! L’autre jour une amie-patiente me prévient qu’elle va devoir repousser sa séance en raison de problèmes d’argent – son mec est parti avec une autre femme -. Or, juste avant d’arriver à mon cabinet, elle trouve 70 € par terre, le montant exact de la séance ! Et il y a plein d’histoires comme ça. Mais il faut être ouvert au monde, et là il se passe plein  de choses qu’on peut qualifier de miracles ou de synchronicités comme les nomme Jung.

Les saisons sont importantes en médecine chinoise et en shiatsu. Tu es un grand mélomane, est-ce que tu aurais un morceau de prédilection par saison ?

Tu me prends un peu au dépourvu ! (rires) Pour le Bois du Printemps, je pense naturellement aux flûtes. Comme Shiva qui arrive avec sa flûte et ensorcelle toutes les bergères ! Donc toutes les musiques joyeuses et rythmées. Mais difficile de t’indiquer un morceau au pied-levé !

C’est plus facile pour la mélancolie, pour l’Automne : c’est Chopin, Schubert et tous les romantiques. Comme par hasard ces deux musiciens sont morts de maladies pulmonaires !

Pour l’intersaison de la Terre (4 périodes de 18 jours ), je dirais, quelque chose de calme, comme les adagios d’Albinoni.  Ça bat à 60. On entend le pas, le pas de la vache (rires) ! Tous les chants appartiennent aussi à la Terre. Le Feu, l’été, c’est toutes les cordes, les grandes symphonies, la « grande musique » : Wagner, Berlioz, Beethoven. Le Jazz New Orleans est également très Bois, très rythmé, et donne cette envie de danser. L’Hiver, ce sont des morceaux plus recueillis, une musique plus intérieure : Brahms, bien qu’il soit également romantique. La musique de chambre, plus intime ; les quatuors de Brahms, Beethoven, les trios, joués à l’intérieur.

 Donc la musique qu’on aime en tant que praticien de shiatsu nous révèle déjà un peu ?

Oui et c’est la raison pour laquelle il ne faut jamais mettre de musique dans son cabinet. D’abord parce qu’elle ne nourrit que ce que le praticien aime et ensuite parce qu’elle ne plaira pas forcément à ton patient ! Il faut privilégier la musique intérieure, celle qui va venir à ce moment-là et qui sera immanente à ce temps de rencontre.

A mes débuts en shiatsu, quand j’étais étudiante dans ton école, mes premiers clients me demandaient parfois de la musique, mais je ressentais que ça limitait en quelque sorte un mouvement, l’expansion de quelque chose.

C’est exactement ça : cela nous limite. Il faut écouter la musique intérieure : quelques fois le rythme s’accélère, quelques fois il se ralentit. Apollon est à la fois le Dieu des médecins, des guérisseurs et des artistes. Il représente l’harmonie des Souffles et le médecin en est également le garant. L’harmonie des Souffles c’est la santé, c’est la légèreté, c’est la liberté.

J’ai toujours travaillé en artiste, en musicien, en sculpteur. Des gens me disent même que je suis un danseur ! Beaucoup de danseurs sont venus au shiatsu parce que c’est un peu comme une danse ! C’est mettre son corps en mouvement, et danser la Vie pour qu’elle danse chez l’autre. Tu l’invites avec ton corps, avec tes mains.

Tous les praticiens n’offrent pas cette danse, n’est-ce pas ? Certains bons experts techniques – souvent très cérébraux – ne t’embarquent à aucun moment là-dedans.

Oui c’est très juste : suivant les écoles, certains praticiens ou élèves sont très figés, ils donnent leur shiatsu avec une sorte de recueillement exagéré. Et j’ai envie de leur dire : « Bougez, mais bougez-vous, bon sang ! ». Evidemment, chacun a aussi son tempérament. Mais au-delà de ça, là encore, si on compare avec la musique, on ne pourrait pas imaginer un compositeur qui ne jouerait que des musiques tristes ou gaies avec un tempo unique à chaque fois ! Prenons un concerto de Mozart : ça commence souvent avec un Allegro, puis un Andante très mélancolique et intérieur, et enfin, un Allegretto, et voilà, le musicien est passé par différents états d’âme ! Il essaie de nous éveiller à tous ces états d’âme.

En Shiatsu, il faut faire pareil : parfois on pose juste des mains silencieuses. Et là, tu restes, et tu ouvres, encore et encore : le Qi vient à ce moment-là, exactement comme le son, quand on parle d’un beau son. Une corde, un cuivre, c’est quoi un beau son ? C’est cela, c’est laisser venir un son qui respire, qui est large, lié, plein, libre.

Je reviens à la main silencieuse : parfois une main silencieuse est tellement puissante, que j’ai eu la tentation comme les praticiens du Seiki, d’abandonner le Shiatsu et d’aller juste poser mes mains. Mais une voix intérieure, un maître m’a guidé et m’a dit de ne pas faire comme ça, de garder le Shiatsu martial du Japon, ce côté yang : parce la vie c’est justement le mouvement ! Et exactement comme en musique, parfois on arrête le mouvement. On le laisse se poursuivre en dedans : le mouvement des mains s’est tu, le souffle se perpétue. Et après, brrrmmm…tu repars ! Comme dans la musique car c’est ça qu’on aime : la suspension, le silence – qui contient la musique – et après tu laisses tout repartir.

Au piano par exemple, dès la troisième note d’un pianiste, tu sens qui il est, parce que chaque toucher est unique.

Oui, et pourtant c’est quoi en réalité ? Juste une touche qui tape sur un marteau !

C’est le même rapport entre nos mains et notre receveur.

Exactement !

Notre époque a besoin de ça, de cette joie.

Il m’arrive de battre la mesure tout seul quand je me promène au parc ! Je m’amuse tout seul, je me mets à danser, les promeneurs me pensent sûrement fou ! Je suis complètement emporté par la musique du dedans. Ça chante, ça danse…

Oui, qu’est-ce qui se passe quand on ressent le rythme à l’intérieur de soi ? Quand le bébé naît, les rythmes de la mère et de l’enfant fusionnent encore.

Bien sûr ! Le bébé a entendu le rythme du cœur de la mère du dedans. Comme le diraient nos amis percussionnistes, le rythme du cœur est ternaire.

Comme la valse ?

Oui mais avec le cœur la troisième pulsation est silencieuse. Olivier, un ami percussionniste, qui s’est rendu compte que j’enseigne en ternaire, a du coup fait toute la bande-son du film en ternaire, un peu à l’orientale. Il m’a expliqué que toutes les musiques ternaires amènent à la transe, à l’extase. Je n’en ai pas été surpris.

Comme un rappel de ces premiers battements que nous avons tous entendus ? Incroyable !

Même la valse a été inspirée par les derviches tourneurs. Dans cette danse, la femme s’envole dans les bras de l’homme, c’est l’ivresse de la valse. Tu tournes, tu tournes, tu tournes… Mais tu ne tombes pas dans les pommes. Si, parfois !!!

Mais il faut du coup, comme dans toutes les danses de couple, être très ensemble.

Oui. La danse cherche aussi l’Unité.

Le corps de ton receveur devient encore plus réceptif.

Oui : il est également suspendu ! Il attend quelque chose. Le mental est un peu en alerte et ne sait plus trop quoi penser. Et hop tout repart ensuite, j’adore faire comme ça ! Je dirais qu’il faut même surprendre l’individu avec tes gestes précis et énergiques : tac ! J’ai même une élève qui en cours a éclaté de rire, tant mon geste l’a surprise : son diaphragme s’était bien relâché. C’est ça qu’il faut : c’est déclencher cette surprise. Ça tombe bien, c’est ma spécialité ! Sinon, ça devient tristouille.

Ces notions de rythme et de son sont quelque chose d’unique à ton école. Quand tu es claqué, que c’est une journée compliquée, et que tu as encore quatre shiatsu à enquiller, comment faire ? Tu te concentres totalement sur le rythme, et voilà, tu traverses tout comme ça.

Exactement. Je pense que c’est une compréhension très profonde de la vie, que les artistes ont développé, forcément. Je me sens comme un artiste et j’aurais d’ailleurs pu avoir une autre vie : à un moment donné quand je faisais beaucoup de chant lyrique, j’avais un professeur italien qui avait fait une très grande carrière à Berlin un peu interrompue par la guerre. A un moment donné il m’a encouragé : « C’est bon, là tu peux y aller ».  Il aurait bien sûr fallu que j’acquière encore des choses mais ma voix était faite, je pouvais commencer à chanter.  D’ailleurs mes enfants, eux, sont chanteurs et pianiste. Mais bon, la médecine aussi est un art, je n’ai pas tout perdu (rires).

Ce n’est pas dissocié !

Non ! Ne pouvant pas pratiquer en tant que chanteur, j’ai en quelque sorte pratiqué la musique à travers mes shiatsu. Avec Jean-Louis Falck, Claire Sauvageon, Marielle Nordmann, on est comme des frères et sœurs. Parce que quand on pratique ainsi, ça va bien au-delà du corps : ça touche l’âme en fait. C’est l’âme qui est touchée quand le corps s’est abandonné au rythme.

Notre âme d’enfant ?

Exactement ! Les enfants chantent et dansent spontanément n’est-ce pas ? Quand je donne mes cours de qi gong, quand on fait le deuxième mouvement où l’on étend les bras je dis à mes élèves : soyez comme des petits enfants qui diraient :« Regarde maman, comme mes bras sont grands ! » et là, tu es comme une petite fille qui montre ses bras à sa mère ! il faut pratiquer avec cette fraîcheur du cœur, tenir dans sa main la main de l’enfant que l’on a été.

Parfois quand je donne mes cours j’arrive à mon point de fragilité, je suis presque sur le point de pleurer, j’offre en fait ma sensibilité ce qui est une façon de montrer la voie en tant que thérapeute : il n’y a pas de barrières, c’est l’âme sensible qui fait justement que j’ai été appelé à soigner les autres. C’est une vocation puis une vie dédiée à ça. La voie est tracée depuis longtemps pour moi.

Où donnes-tu tes cours de qi gong, Bernard ?

A Montparnasse, et au Parc de Sceaux au moment du confinement. Je reprendrai au Parc aux beaux jours cet été. Pendant mon dernier stage à Bruxelles, tout le monde a adoré la pratique du qi gong qui les rendait joyeux. Le shiatsu va découler de cette pratique : de l’immobilité, de la sensibilité, du travail des mains, de la paix intérieure, de l’enracinement…

Pour finir, aurais-tu un conseil à donner à mes lecteurs ? Tu parlais tout à l’heure de « ré-enchanter le monde » ?

Tu pourrais montrer une vidéo avec des séquences de travail du rythme justement ! Avec notre travail des percussions, comme au stage de Bruxelles.  Les percussions vont varier suivant l’organe qu’on veut alerter. Mon conseil serait de venir goûter un bon shiatsu de cette tendance artiste, musicale, qui danse et restaure la vie. La vie qui est rythme, qui est son, qui est soin.

Aller écouter des concerts et chanter ?

Oui : à chaque fois que je vais écouter un concert, je reçois un souffle de force. Marielle Nordmann, encore elle, a joué pour ses 80 ans. Elle est arrivée toute vêtue de blanc, on aurait dit une déesse : à 80 ans ! A un moment elle a joué avec le grand violoniste Nemanja Radulovic. Lui tout en noir, elle tout en blanc. Une sonate de Tchaïkovski pour harpe et violon. Punaise ! C’était incroyablement fort, on sentait littéralement l’attraction de l’un vers l’autre.

C’était comme si on voyait des torsades d’énergie, son violon se penchait vers sa harpe et les regards sont devenus très intenses et tout à la fois tournés vers l’infini. En sortant du concert j’étais rechargé pour trois mois ! Le cœur est rechargé ! Tout vibre. Il paraît que dans l’au-delà – on verra ça ! – on entend des musiques fabuleuses.  Certains disent que des compositeurs l’entendent durant leur vie : comme Rachmaninov ou Chopin, qui étaient de grands médiums, tout comme Beethoven qui était sourd. Donc la musique, il l’entendait bien de l’intérieur ! C’était incroyable. Comme un aveugle qui peindrait : ça voudrait dire que les couleurs et les sons sont dedans. C’est justement ça qu’il faut éveiller, tu vois.

Donc mes conseils c’est recevoir des shiatsu, d’aller marcher dans la forêt, d’écouter de la musique. Et vivre sa vie comme un artiste. Faire des expériences, prendre des risques, aimer l’imprévu.

Nisargadatta Maharaj que j’adore, nous dit d’ailleurs que ce qui est prévu risque de ne pas arriver ; par contre, l’imprévu, lui, est sûr d’arriver !

Si tu fais de ta vie une petite vie, tu vas tout bloquer, tu vas bloquer le rythme, la pulsation, l’élan du fleuve qi veut t’amener à l’océan. Un océan d’Amour !

Ma grand-mère à 102 ans pouvait encore avoir un fou-rire an voyant un enfant faire une bêtise !

Oui c ‘est ça : rester avec une âme d’enfant, qui a envie de jouer. Il faut savoir garder cet élan, c’est le plus beau cadeau qu’on puisse se faire. C’est la joie. C’est ma grande chance : en vieillissant, ma joie est de plus en plus forte. Et dans les stages, c’est ce que j’explique : je chevauche la joie ! Je sais me calmer aussi quand il le faut, je dors très bien. J’adore faire la sieste !

J’aime cette phrase d’Yvan Amar : « La joie, c’est de la paix en mouvement. Et la paix, c’est de la joie au repos. ». Donc même quand tu es paisible la joie est là, elle se repose. Donc la paix n’est pas de la tristesse ni de l’inertie. Ce n’est pas non plus de l’excitation, c’est bien de la paix en mouvement. La joie, c’est la nourriture du cœur, et comme le cœur en empereur rythme notre vie, il faut le bien nourrir…On peut même sentir au moment d’événement tristes de nos vies, la joie qui existe, en dessous : un lit de joie, un tapis de paix.

On est très inégaux : on voit, en avançant dans la vie, ceux qui ont ou non ce matelas de joie dans leur héritage familial.

C’est vrai que j’ai eu ça, j’ai eu beaucoup de chance : j’avais un père joyeux, gai, déconneur qui racontait toutes les conneries qu’il avait faites dans sa vie – il ne trichait pas, il était sincère. On voit cette joie dans les pays pauvres qui ont ce sens de la vie : si tu perds cette joie, alors tu perds vraiment tout. J’ai vu ça au Tamoul, où les gens ont une peau et des yeux très noirs qui te font presque peur tant ils sont saisissants : à la fin, après un shiatsu, ils ont un sourire immense, avec leurs dents ultra-blanches. Un sourire d’enfant, pur, de belle âme.

C’est un cadeau quand on hérite de cette joie !

Ça vient du Divin. Quand on dit de quelqu’un qu’il est spirituel, car il est gai et fait de petites blagues, c’est dans tous les sens du terme, c’est une joie de l’esprit – pas une joie grasse ni vulgaire. C’est un rire d’enfant joyeux, lumineux, léger, très communicatif.  C’est un rire généreux, un rire du Divin : c’est le rire de Dieu dans l’homme. Dieu aime les gens heureux, et bien souvent les gens heureux aiment Dieu.

La pratique du Shiatsu est une pratique de médecine ancestrale et cela fait  très peu de temps que les médecins ne sont plus reliés au Divin. Avant, ce n’était même pas envisageable : personne ne pensait guérir avec son propre pouvoir ! Le chirurgien Ambroise Paré disait d’ailleurs : « Je panse mes malades avec un « a ». C’est Dieu qui les guérit. »

Il faut faire des alliances. J’ai parfois eu, pendant certaines séances, le sentiment d’aller chercher des patients aux confins du monde : j’étais, tel un homme dans une barque, avec une longue tige qui allait attraper des gens aux confins du monde. J’allais dans des endroits désespérés, gris, avec du brouillard…Je disais intérieurement à la personne : « Reviens, reviens là, si tu continues sur ce chemin tu es perdu à jamais ! ».

Quand tu te rends dans cet endroit-là, dans cette noirceur de l’âme, tu n’y vas pas tout seul : c’est impossible, tu pourrais toi-même y passer. Tu y vas avec tes alliés, tes alliés de lumière qui t’emmènent dans la plus lointaine profondeur. Et j’ai bien des alliés ! Regarde les anges avec des trompettes, la musique angélique ça existe, c’est la musique des sphères célestes. C’est ça qu’il faut relier et c’est peut-être ça la plus belle vie sur terre : pouvoir témoigner de ça. Comme disait Nelson Mandela : nous sommes nés pour rendre manifeste la gloire de Dieu qui est en nous. Voilà le but de la vie ! Vivre petit, se restreindre, ne rend pas service au monde.

Deux anecdotes pour terminer: en 2005, nous repartions d’un hôpital où nous venions de travailler avec un groupe d’élèves. Je répète souvent à mes élèves que c’est la musique qu’il faut entendre dans notre shiatsu et j’aime particulièrement mentionner le Boléro de Ravel, avec son rythme incroyable. Nous entrons tous dans ma voiture, contents et joyeux.  J’allume aussitôt ma radio et là, bim, le Boléro de Ravel ! Eclats de rire dans toute la voiture !

Egalement en 2005 : on loue une maison à Venise avec ma femme. Je devais écrire mon premier livre, et j’étais là devant ma feuille blanche. Je ressentais le vide, cette fameuse angoisse de l’écrivain ; l’éditeur attendait mon livre… Et là…tiens-toi bien : tous les matins un clarinettiste jouait le Boléro de Ravel ! Cette scène serait sympa à raconter dans le film que l’on pourrait faire ensemble sur la main, le rythme. C’est ça le monde enchanté, c’est cette présence du Divin.

Dans le Voyage d’Hiver de Schubert, c’est l’âme ici qui est le voyageur d’hiver : c’est la quête intérieure d’un homme face à son destin. A un moment donné, cet homme qui se trouve devant un poteau en bois dans la forêt, indiquant  de multiples directions, se demande : « Où vais-je, où dois-je aller ? ». Un oiseau se met à chanter dans un arbre et c’est alors ce chemin-là que prend notre homme. C’est cela, l’âme, précisément ! Un scientifique pur et dur dira peut-être : « Mais où est le rapport ? ». Il y en a bien un, pourtant : cet oiseau est l’oiseau du destin, du Divin qui t’appelle. Viens là ;Et je vais là où l’oiseau chante. Je perçois la vie comme ça. Je me sens guidé, relié, aimé.

J’ai vécu quelque chose de proche : ma grande amie Victoria m’offre un jour une paire de boucles d’oreilles en laiton représentant un petit serpent dans des feuillages. Le soir en rentrant dans notre maison située dans des bois, qu’est-ce que je vois pour la première fois en cinq ans ? Un petit serpent devant notre porte !

Cela veut bien dire qu’il n’y a pas de différence entre dedans et dehors. Le monde est un. Ces synchronicités, c’est fort. C’est vraiment une apparition du Divin, qui te montre que tout est un, tout est là. Et ça, ça ne s’invente pas.

Même genre d’histoire avec un bouvreuil pivoine, un oiseau rouge avec la tête noire, magnifique. Ma femme qui jamais ne s’était intéressée aux oiseaux rapporte un jour à la maison un exemplaire du Chasseur français avec à la une un article sur le bouvreuil, qui est l’oiseau favori des Français ! J’ai un coup de cœur pour cet oiseau, je le trouve très beau. Deux jours après qui est là sur la margelle de la cuisine ? Un bouvreuil ! Le même que sur la couverture du magazine ! Et quelques temps après, peu avant notre stage de Buthiers alors que j’étais un peu inquiet à cause de toutes les mesures sanitaires qui nous compliquaient la vie, le bouvreuil est revenu, et j’ai su que tout irait bien : il était revenu pour moi. Alors que je n’avais jamais vu de bouvreuil de ma vie, je ne connaissais même pas cet oiseau !

On a aussi l’histoire du Scarabée d’Or, de Jung : un patient à Lausanne s’allonge sur le canapé du célèbre psychanalyste et raconte son rêve dans lequel un scarabée doré d’Egypte est venu lui parler. Exactement au même moment, un scarabée doré vient taper à la fenêtre du cabinet de Jung qui se dit alors que c’est bien plus qu’une coïncidence car il n’y en réalité pas ce genre de scarabées à Lausanne ! On est simplement à un autre niveau de conscience ici.

C’est arrivé de nombreuses fois durant des stages de shiatsu à Buthiers : un jour où nous faisions la posture du Chevalier en qi gong, j’ai dit à mes stagiaires d’imaginer que nous étions assis sur un cheval blanc. Et soudain, au milieu de la forêt, tout près de nous, arrive un cheval blanc magnifique, un peu apeuré par notre présence ! Là on est dans un autre monde, un monde perçu par les mystiques, les poètes, les artistes, les enfants, par ceux qui ont le cœur pur, un cœur qui n’est pas encore abîmé par l’ambition, ni par la peine ou le désespoir. Il faut conserver ce cœur pur !

C’est le trésor que nous devons déposer dans notre barque et qui nous amènera vers la lumière de l’autre rive.

Ecole de Shiatsu Thérapeutique de Paris : https://www.shiatsu-est.org/

                                                                                                                                   Photo © A.I.S.T.

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